Jeudi 27 avril : Cienfuegos – Trinidad Je suis réveillée à 7h par la corne de brume d’un paquebot entrant dans la baie que je peux suivre de vue depuis notre balcon. On se pointe à 7h35 devant la salle de restaurant dévolue au petit-déjeuner (et censée ouvrir à 7h30) et là, mauvaise surprise, c’est la foire d’empoigne. La salle est déjà bondée et un cerbère en garde la porte pour ne laisser entrer qu’au comptegouttes. On va patienter jusqu’à plus de huit heures dans une queue qui s’allonge démesurément et en essayant de conserver notre place malgré l’habileté des cubaines à resquiller. On voit par la vitre beaucoup de tables se libérer mais on n’entre pas pour autant car il n’y a pas assez de personnel pour les débarrasser et pas de chariot « libre service » pour que les convives le fassent eux-mêmes. Cette empoignade matinale nous a coupé l’appétit et, quand on entre enfin, il n’y a quasiment plus rien à se mettre sous la dent. La vaisselle manque, le thé est remplacé par de la camomille, le pain frais par des biscottes….. bref un petit aperçu du rationnement cubain. C’est l’inconvénient quand un hôtel devient une usine à touristes sans en avoir le personnel ni l’organisation. Cela gâche un peu hélas le bon souvenir du dîner de la veille. Anticipant une cohue similaire pour le chargement des bagages et l’accès aux cars, je vais m’installer sur un transat au bord de la piscine paradisiaque qui n’est, bien sûr, pas encore ouverte (les groupes arrivant comme nous le soir et repartant le matin, je me demande qui l’utilise ?). Même si j’éprouve toujours de la frustration à ne pouvoir m‘y baigner, c’est tout de même un moment de sérénité bienvenu loin de l’agitation touristique. Pat vient me chercher quand tout le monde a embarqué dans le car. Dans une petite ville non loin de là nous nous scindons en deux groupes pour visiter une manufacture de cigares. Nous sommes pilotés par David, un guide « maison » qui nous donne en espagnol les explications que Yudel nous traduit en français. Cette manufacture fut crée en 1925 par un certain Agustin Quintero. Le tabac est cultivé à Pinar el Rio et parvient ici après 3 à 5 ans de vieillissement. L’usine fait travailler 153 employés qui sont majoritairement des femmes (120) et produit, en moyenne, 8000 cigares par jour, de 16 marques différentes. Les ouvrières travaillent cinq jours par semaine avec une pause pour le déjeuner et une pour le goûter et sont payées de 25 à 200 cuq par mois (le salaire étant fonction de leur production personnelle et de la qualité de leur travail). La tradition du « lecteur » perdure, qui lit à haute voix depuis sa chaire des œuvres littéraires pour stimuler les ouvrières. La manufacture possède sa propre école qui accueille chaque année 15 élèves pour un apprentissage de neuf mois. Dans la première salle, les « trieuses » procèdent au tri des feuilles de tabac pour les classer en fonction de leur taille et de leur qualité et elles ôtent précautionneusement la nervure centrale. La cadence minimale est fixée à 45 feuilles/heure, à partir de 46 elles sont payées davantage. En fin de chaîne, la comptable fait les calculs de chacune en temps réel. Puis une seconde salle, beaucoup plus vaste, regroupe les « rouleuses ». On en admire quelques unes à l’ouvrage avec une fascinante dextérité. Elles utilisent quatre sortes de feuilles différentes qu’elles roulent en couches superposées sur une planchette devant elles. Le cigare ainsi obtenu est pressé durant 25 minutes, puis placé dans un manomètre qui contrôle son tirage (40 à 80 tirages par aspiration d’air) avant de passer un premier contrôle qualité préalable à l’application de la « cape » collée au sirop d’érable. Les chutes seront broyées pour confectionner des cigarettes. 36 Ensuite les cigares seront conservés durant une semaine dans une pièce spéciale entre 16° et 18° avec un taux d’humidité de 65 à 70 %. Puis ils passeront par la salle d’emballage où ils seront triés par couleur, bagués et mis en boite. Les principaux pays vers lesquels exporte la manufacture sont : le Brésil, la France, l’Espagne, la Belgique, la Hollande, la Chine, le Mexique, le Canada et l’Angleterre. Dans la grande salle de « roulage » des cigares, les femmes, tout en travaillant, préparent déjà la fête du travail du 1er mai à venir. L’une d’elles tresse des banderoles colorées et des affiches accrochées au mur proclament « viva el primer de mayo » et, de temps en temps, l’une crie tout haut cette phrase, reprise en chœur par les autres. Durant la visite d’une moitié du groupe l’autre moitié patiente sur le trottoir à l’ombre de la véranda à colonnes qui ceinture le beau bâtiment colonial de la manufacture. Je traverse et prend un peu de recul pour admirer la façade à l’élégant balcon de pierre sculptée et les grilles en fer forgé qui protègent les fenêtres. En face se trouve la gare par laquelle jamais un train ne passe, en revanche, dans la rue, circulent des calèches à chevaux chargées de ménagères allant faire leur marché ou de groupes de jeunes écolières en uniforme (chemisier beige et jupe jaune). Marlène arpente le trottoir avec son sac plein de bonbons pour les enfants et de médicaments pour les vieux et arrête les passants, d’abord suspicieux, puis étonnés, et enfin ravis quand ils comprennent qu’elle est française et généreuse. Il y a même un couple intéressé par la politique internationale qui nous recommande chaudement de ne pas voter pour Marine le Pen. Une fois la visite terminée et tout le monde ayant regagné la fraîcheur climatisée du car, Yudel reprend le fil de l’histoire Cubaine après l’attaque de la Moncada le 26 juillet 1953 : Le capitaine Pedro Sarias de l’armée de Batista répugnait à assassiner Fidel Castro disant « on ne tue pas des idées » et se contenta de le capturer afin qu’il soit jugé. Lors de son procès celui-ci refusa l’assistance d’un avocat et, avocat lui-même, assura seul sa défense. Il expliqua en détail devant une cour sceptique mais néanmoins admirative de sa pugnacité, le programme de la révolution et conclut par ces mots « la historia me absolvera » (l’histoire m‘absoudra). Il fut condamné à 15 ans de prison. A partir de 1953, la répression contre les partisans de la « revolucion » s’intensifia et arrestations arbitraires, tortures et assassinats devinrent monnaie courante. Depuis sa prison de l’île de la Juventud, Fidel écrivait, au jus de citron vert, des discours rassembleurs qui étaient recopiés par ses partisans et distribués massivement à la population. Batista devint de plus en plus impopulaire et tenta de redorer son blason en se réclamant de José Marti et en autorisant la libération des prisonniers révolutionnaires. Mauvaise stratégie…. Fidel Castro s’exila aux Etats-Unis d’où il prépara sa revanche. Il fit au Mexique la connaissance d’un médecin Ernesto Che Guevara qui partageait ses idées révolutionnaires et l’enrôla dans son armée rebelle (« ejercito rebelde »). Le 25 novembre 1956 ils embarquèrent avec 80 hommes sur le bateau 37 « Granma » pour rejoindre clandestinement Cuba. Sur place Celia Sanchez et Fran Pais avaient organisé des actions armées préparatoires, mais le bateau fut pris dans une tempête et, les renforts tardant, de ce fait, à arriver, la plupart des révolutionnaires furent cueillis par l’armée régulière. A partir de décembre 1956 la guérilla fait rage dans la Sierra Maestra entre les rebelles et le pouvoir encore en place. Fidel, en manque d’effectifs, incorpore volontiers les femmes et convainc les paysans, puis une grande partie du peuple d’entrer dans la lutte armée. En 1958 les révolutionnaires contrôlent la moitié Est du pays. Che Guevara, après une formation militaire est devenu le premier commandant de l’armée rebelle. Avec Camillo Cienfuegos, l’autre principal compagnon d’armes de Fidel Castro, ils prennent pied au centre dans le massif de Guamuhaya et libèrent Santa Clara le 28 décembre 1958. Le 29 décembre ils font dérailler un train blindé qui transportait un contingent de 480 hommes de l’armée régulière et l’argent de la solde des militaires déjà cantonnés sur place. Dès lors les révolutionnaires prennent le dessus et, dans la nuit du 1er janvier 1959 Batista fuit à Saint Domingue avec toute sa famille en emportant un trésor colossal. Le 8 janvier 1959, Fidel Castro, Ernesto Che Guevara et Camillo Cienfuegos entrent en triomphateurs dans la Havane. C’est la fin de la période néo-coloniale. On arrive au bord de la mer des Caraïbes d’un bleu indigo magnifique. Nous dépassons de grands bassins que l’on prend pour des salines mais c’est, en fait, un élevage de crevettes. On quitte alors la province de Cienfuegos pour celle de Sancti Espiritus qui compte 460.000 habitants et deux belles villes coloniales : Sancti Espiritus elle-même (le chef lieu) et Trinidad. Les principales ressources de la province sont la culture de sucre de canne, de café, d’oignon et de fruits, la pêche et le tourisme (plages et randonnées à pied et à cheval dans le massif de Guamuhaya). Nous marquons un arrêt, au bord de la route devant le modeste étal d’un marchand de fruits où, outre des mangues bien appétissantes, on découvre d’autres fruits aux formes originales que l’on ne connaît pas. Yudel nous donne leur nom et l’on en goûte certains. On repart les bras chargés de mangues. La ville de Trinidad fut fondée en 1514 et s’appelait, à l’origine, la « Sanctissima Trinidad » (ou Sainte Trinité). Elle était fréquemment victime d’attaques de pirates et la contrebande était alors florissante. Elle resta longtemps isolée car, ne possédant aucun accès routier ni ferroviaire, elle n’était accessible que par la mer. Elle compte aujourd’hui 50.000 habitants intra-muros et 75.000 sur l’ensemble de l’agglomération périphérique. La plupart des 38 maisons coloniales du vieux centre historique sont très bien restaurées et possèdent les plus beaux exemplaires de mobilier colonial espagnol de Cuba. La vallée de San Luis qui y mène, accueillait au XVIIIème siècle, les plus grandes et prospères plantations de canne à sucre, grâce à une abondante main d’œuvre d’esclaves. Elle comptait alors 48 moulins à canne. Mais, au milieu du XIXème siècle éclata une rébellion des esclaves et la plupart des plantations furent brûlées. Les propriétaires se réfugièrent à Sancti Spiritus. Pichi nous lâche à l’entrée de la ville et nous remontons une rue pavée de galets ronds (exercice périlleux pour les éclopés) jusqu’au restaurant italien « El Jigüe » installé dans une splendide maison coloniale, haute de plafond, aérée et spacieuse. De notre table nous pouvons admirer le clocher jaune de l’église. El Jigüe est le nom de l’arbre qui ornait la place et sous lequel fut célébrée la messe de fondation de la cité. Un autre exemplaire est encore planté devant la terrasse du restaurant mais ce n’est pas celui d’origine. Après le déjeuner nous suivons Yudel dans les rues de la ville écrasées de soleil. Comme nous passons devant une maison à l’intérieur bleu peint de fresques océanes, Yudel nous explique que c’est un temple Yemalla dédié à la déesse de la mer. Il nous rappelle que la santeria ne se pratique pas dans des lieux de culte mais directement chez les fidèles. Cette religion aux origines africaines, comporte de nombreux dieux et déesses (Shango le tonnerre, Yemalla la mer…) et des centaines d’idoles. L’initiation dure un an et les fidèles sont vêtus de blanc. La plupart des habitations que nous croisons sont ouvertes et l’on peut jeter un coup d’œil à l’intérieur ; nombreuses ont des patios ou des jardins à l’arrière ; certaines sont converties en boutiques d’artisans. Yudel répond à nos nombreuses questions. On peut dater l’ancienneté d’une maison selon ses grilles de porte ou de fenêtres : si elles sont en bois elle remonte au XVIème ou XVIIème siècle, si elles sont en fer forgé, à après le XVIIIème siècle. Plusieurs affichent « paladar » qui signifie « restaurant privé » (sorte de « restaurant d’hôtes »). Nous parvenons à la Plaza Major, en pente, avec un jardin au centre, dominée par la majestueuse église de la Sanctissima Trinidad. Un peu plus bas nous allons visiter le musée de la ville installé dans le palais néo-classique du XIXème siècle de la famille Borrell. Il s’appelle aujourd’hui le Palais Canter (palacio Cantero) car un certain monsieur Canter aurait empoisonné José Mariano Borrell afin de pouvoir épouser sa veuve dont il était amoureux. Mal lui en a pris car, un peu plus tard, elle l’a empoisonné à son tour et est 39 devenue propriétaire de sa fortune et de ses biens (le Palais Canter et plusieurs plantations de canne à sucre). Autour d’un patio lumineux agrémenté d’une fontaine, d’un puit et d’une abondante verdure s’ouvrent de grandes pièces avec un somptueux mobilier colonial. Dans la cuisine on découvre l’une des premières cocottes-minute. Outre la découverte du quotidien d’une riche famille du XVIIIème, plusieurs salles illustrent le trafic d’esclaves entre le XVIIIème et le XIXème siècle et la prospérité de l’industrie sucrière de 1766 à 1846. En 1766 la « Vallée de los Ingenios » abritait 32 sucreries (ingenios), puis 40 en 1790 et 48 en 1846 avant un brutal déclin dans la seconde moitié du XIXème siècle suite à la révolte des esclaves. On monte, non sans difficultés, en haut de la tour car l’escalier est très étroit mais nous sommes récompensés par une superbe vue sur les toits de tuiles rondes de Trinidad. Au sortir de cet intéressant musée chacun flâne à sa guise dans les ruelles pavées de galets de la ville, à la découverte d’autres belles maisons, et dans son marché pittoresque. Environ une heure plus tard nous nous retrouvons dans le patio de la Canchancharra, une taverne locale pour écouter de la musique cubaine en dégustant un cocktail éponyme. La musique est entraînante mais le soleil implacable ; on cherche l’ombre salvatrice des quelques arbustes du petit jardin, et la « canchancharra » (rhum, miel et citron vert) servie dans de petits bols en terre cuite, est beaucoup trop sucrée et peu rafraîchissante. Le mojito ou le Daïquiri, noyés de glaçons sont mieux adaptés au climat Cubain. Quand l’orchestre fait une pause méritée on en profite pour s’éclipser et rejoindre la guagua qui nous dépose à quelques minutes de là sur une grande place nue où nos hôtes des deux prochaines nuits viennent à notre rencontre. C’est drôle cette phase d’observation, où chacun lorgne l’autre discrètement en pariant sur lequel va lui échoir. Claude discute en aparté avec Yudel et une intermédiaire locale pour former des combinaisons de deux couples logeant dans la même famille. Nous nous retrouvons avec Raymond et Sylvie et, en tirant derrière nous nos valises à roulettes, nous suivons la plus jeune et la plus jolie des hôtesses présentes (ils bichent nos bonshommes !) jusqu’à une coquette maison orange, chez « Cary y familia ». On fait la connaissance, outre Cary, de sa maman, de ses deux enfants (un garçon et une fille), et de sa grand-mère un peu égarée qui se balade dans la rue en chemise de nuit. Dans le salon elle nous sert une citronnade de bienvenue bien trop sucrée avant de nous conduire à nos chambres à l’étage par un escalier très étroit. Les chambres sont petites mais propres et fonctionnelles avec la climatisation et une minuscule salle d’eau. En revanche la déco est super kitsch : des murs rose bonbon et des dessus de lit en satin noir parsemé de roses rouges, le tout éclairé par un néon au plafond. Pas de place pour ouvrir les valises mais on dispose d’un petit salon contigu et d’une terrasse donnant sur la rue. 40 Nous avons tous rendez-vous une heure plus tard là où le car nous a déposés, pour aller dîner dans la vieille ville. Après 5 minutes de car et 10 minutes de marche à pied en montée sur les galets nous arrivons au restaurant « la Nueva Era » installé dans une belle bâtisse coloniale, pleine de meubles, de tableaux, de statues, de crucifix et de bibelots d’époque. Le plafond est haut et les murs recouverts de fresques colorées un peu écaillées. Sur le perron de l’entrée les musiciens sont déjà prêts. On prend place autour de six tables en attendant Catherine qui vient en cyclo-pousse (et il pousse vraiment le pauvre car il est impossible de pédaler en pente raide sur les galets de pisé). Le repas est délicieux et l’ambiance « muy caliente » ; les musiciens talentueux nous entraînent dans le rythme des guitares et des maracas et l’on a des fourmis dans les pieds. Yudel nous dévoile ses talents de danseur avec une jolie serveuse et tout le monde s’y met. On va s’essayer à la salsa, et autres tempos cubains durant une bonne heure sans complexes, en nage mais hilares. Au dessert Marlène s’applique à la découpe de toutes les mangues achetées plus tôt au bord de la route et Claude les distribue à chaque table…on se régale. On rentre à la casa de Cary y familia fourbus mais ravis de notre soirée de « baila ».